mercredi 4 mars 2015

Into the Odd ou le jeu de rôle de l'inquiétante étrangeté

Avant de commencer cette critique du jeu de rôle Into the Odd je me dois de vous faire un aveu, je ne peux pas vivre plus longtemps avec un tel poids sur la conscience.

L'aveu

J'ai beau avoir publié la VF de Sword & Wizardry : White Box, je ne suis pas, je n'ai jamais été et je ne serais jamais un grand fan de Donjons & Dragons et de ses déclinaisons. Ce n'est pas dû à des raisons rationnelles mais plutôt à mes débuts dans le jeu de rôle.

Même si ma toute première partie de jeu de rôle avait pour support la fameuse "boite rouge" Donjons & Dragons, j'ai poursuivi mes aventures dans d'autres mondes et avec d'autres systèmes. L’Oeil Noir s'est imposé grâce à sa simplicité et son accessibilité, puis ont suivit Runequest, Rêve de Dragon, Stormbringer, l'Appel de Cthulhu, Warhammer... Ces jeux m'ont profondément marqué (plus que je ne le croyais en fait), que ce soit en tant que joueur, que meneur ou que concepteur de jeu.

D&D et moi : la rencontre ratée
D&D (AD&D 2ème édition plus exactement) est revenu bien plus tard (environ une quinzaine d'années après mes débuts en 1983) lorsque j'ai rejoint un groupe dont c'était le jeu de prédilection. J'ai maitrisé un certain temps (Forgotten Realms, Planescape...) et je me suis même essayé quelques temps à D&D 3. Et durant toute cette période j'ai plus subi ces systèmes que je ne les ai apprécié. Comparé à mes expériences précédentes D&D n'avait tout simplement aucun sens : les niveaux, les classes, les peuples, les règles créaient un "univers" qui n'était pas le mien. Dans Runequest je savais "naturellement" qu'un paysan avait au mieux 15% en "lancer de bouse", dans D&D je devais m'interroger sur la logique de l'univers créée par les règles : de quel niveau est censé être le paysan, le roi, le sergent d'armes ? Pour quelqu'un qui a pratiqué D&D depuis un moment, les réponses vont de soi. Pour moi c'était trop tard, j'étais habitué à voir l'univers d'abord avec des règles en arrière plan qui me servaient à modeler ce que moi, meneur, j'avais décidé.

Dans D&D j'avais la sensation que c'était les règles qui modelaient mon imaginaire. Je ne pouvais pas penser à un scénario sans m'interroger sur des points de règles qui me semblaient aussi pesants qu'obscurs : cette aventure est-elle bien conçue pour un groupe de niveau 3, ou 5 ? Combien d'orcs ? Le shaman orc est un ancien guerrier... Dois-je le biclasser ? Dans l'Appel de Cthulhu je savais qu'un type dangereux avait 60% en armes à feu, dans D&D j'étais (et je suis toujours) perdu, j'ai l'impression de toujours passer mon temps à essayer de faire rentrer des cubes dans des trous ronds. C'est d'autant plus frustrant que pour les habitués du système mes difficultés semblent bien ridicules.

Comprenez bien que je parle d'un ressenti personnel, lié aux jeux que j'ai menés très longtemps et qui m'ont donné certaines habitudes. Une fois revenu à D&D ces habitudes étaient déjà trop ancrées et je ne voyais pas l'intérêt de les changer, le jeu, littéralement, n'en valait pas la chandelle.

La première qualité d'un concepteur de jeu ?
Pourquoi malgré tout avoir traduit un jeu comme Sword & Wizardry ? Pourquoi ai-je acheté (et mené !) la 5ème édition d'un jeu qui, fondamentalement, ne correspond pas à mes goûts ? Parce que j'ai la prétention d'être un concepteur de jeux de rôle et quand on veut bien faire son travail on s'intéresse à ce que les autres ont fait et on s'intéresse d'autant plus aux jeux qui sont considérés comme des "classiques" ou du moins des "incontournables" (de l'Appel de Cthulhu à Fate en passant par D&D ou Dogs in the Vineyard). On ne se contente pas de balayer certains jeux d'un revers de la main juste parce qu'on a la paresse intellectuelle de faire passer une simple opinion (dé)formée par des expériences personnelles comme un raisonnement intellectuel. Les jugements péremptoires ne mènent nulle part, à part donner un vague sentiment de sécurité à ceux qui les profèrent en délimitant leur zone de confort.

Si les jeux de rôle m'ont permis de développer au moins une qualité c'est la curiosité. Et c'est justement cette curiosité qui m'a poussé à jeter un œil à Into the Odd qui, à première vue, appartient à une mouvance (l'Old School Renaissance) pour laquelle j'ai un intérêt intellectuel et, oserais-je dire, "professionnel", mais aucune passion.

Into The Odd : enfin la critique !

Ce jeu, écrit par Chris McDowall, avait d'abord attiré mon attention dans sa toute première version. Mais à l'époque j'étais en pleine période OSR et il ne se passait pas un jour sans qu'un nouveau clone de l'ancêtre ne fasse son apparition. Je l'ai donc mis de côté après l'avoir feuilleté en me jurant que je finirais par le lire un jour, certaines choses ayant attiré mon attention (j'y reviendrais).

En 2014 le jeu a bénéficié d'une réécriture, d'une maquette, de quelques illustrations et d'une édition papier. 48 pages format A5 avec une bien jolie couverture : j'ai craqué car avant d'être curieux je suis avant tout faible... 

 
L'ambiance avant tout
Ce qui m'avait attiré dans la première version d'Into the Odd c'était l'esquisse d'univers qui était proposée, assez éloignée des standards de la fantasy. Pas d'univers pseudo-médiéval ici, plutôt un mélange de XIXe siècle, de la Nouvelle-Crobuzon de China Mieville et d'une bonne dose de bizarreries...

L'Odd World est dominé par la ville de Bastion, auto-proclamée capitale de la civilisation, noyée dans la fumée noire de ses nombreuses usines. Le Londres du XIXe siècle, en plus sale, plus peuplée et encore plus polluée. Au delà se trouve les Terres Dorées et l'Océan Polaire, de vastes étendues qui attendent d'être explorée et cartographiée.

Pour aider le MJ à se lancer, le jeu propose trois mini-settings : un "donjon" (the Iron Coral, 4 pages), une étendue sauvage (The Fallen Marsh, 4 pages) et enfin une ville portuaire (Hopesend, 2 pages et de loin le plus intéressant du lot).

De leur côté les personnages sont censés se lancer dans des expéditions vers l'inconnu afin d'y trouver la fortune et des Arcanes, des objets techno-magiques aux propriétés extraordinaires, qui reproduisent généralement les effets des sorts de D&D. Ces Arcanes sont classées en trois groupes : arcanes, arcanes majeurs et arcanes légendaires. Il est tout à fait possible de commencer la partie avec une Arcane dans son équipement.

A titre personnel j'étais un peu déçu de voir resurgir certains clichés propres au Donjonverse comme des donjons peuplés de monstres et de pièges, on devine bien que l'univers a tellement plus à proposer, comme de mener une campagne inspirée par le jeu PC Sunless Sea par exemple.


Créer un personnage
Au départ, j'avais vraiment survolé cette section, je m'attendais à une énième variation des règles de l'ancêtre, ni pire ni meilleure que d'autre. Grossière erreur de ma part car si Into the Odd a une lointaine parenté avec D&D elle est des plus ténue. Il suffit de créer un personnage pour s'en convaincre

Nom : Pipp Eggler (le jeu propose un générateur de nom)

Caractéristiques (3D6 dans l'ordre)

Force : 12
Dextérité : 14
Volonté : 9

Points de vie : 5 (déterminé en lançant 1D6)

L'équipement est déterminé de façon très maligne dans un tableau qui prend en compte votre total de points de vie et votre meilleur caractéristique afin de donner un petit coup de pouce aux joueurs malchanceux : plus vos attributs et vos points de vie sont faibles, meilleur sera votre équipement.

J'obtiens le "pack" suivant : lance-harpon (D8), bâton (D6), acide et j'obtiens également le trait suivant, Pipp Eggler est "légèrement magnétique". Il n'y a d'explication donnée pour ce genre de "pouvoir", aux joueurs et au MJ de se débrouiller et ce n'est tout de même pas très difficile à interpréter : j'imagine que m. Eggler a renoncé aux montres et aux boussoles. Et en partie je déciderais peut-être que m.Eggler est en fait un automate et qu'il ne le sait pas encore, pourquoi pas ?

Je me suis minuté pour créer ce (premier personnage) : moins de 2 minutes (et en plus j'ai eu du bol avec mes jets).

Les règles
 Quand m.Eggler souhaite agir et que l'issue de son action est incertaine :
  1. on détermine quelle caractéristique il va utiliser 
  2. on lance 1D20 
  3. si le résultat est inférieur ou égal à la caractéristique utilisée l'action est réussie.
En combat c'est encore plus simple :
  1. Pipp Eggler tire au lance-harpon sur son adversaire
  2. On lance directement le dé de dégâts de l'arme 
  3. le résultat est soustrait des points de vie l'adversaire
 Il y a une ou deux subtilités (blessure critique, armure...) mais je viens de vous résumer 90% du système de jeu. C'est bien simple, l''ensemble des règles (gestion d'une entreprise et combat de masse compris) tiens sur 8 pages A5, pas de quoi faire une indigestion (et vous pouvez en consulter une grande partie ici).

Le chapitre sur l'expérience (p.8) vous permettra de voir qu'ici on ne compte pas les points d'expérience : un personnage évolue en fonction du nombre d'expéditions qu'il a mené et la progression se fait sur cinq niveaux : novice, professionnel, expert, vétéran et maitre (avec un éventuel niveau "Au-delà" pour ceux qui souhaitent devenir roi, immortel ou le plus grand génie que Bastion ait connu.

Alors bien évidemment pour certains, ce sera beaucoup trop minimaliste, pour d'autres (comme moi) ce sera parfait. Les premiers pourront se consoler en se disant qu'ils peuvent greffer à peu près n'importe quoi sur le système d'Into the Odd pour le complexifier, des feats de Donj' aux  aspects de Fate.

L'avis de l'Ours

Into the Odd possède pour moi la qualité principale d'un jeu de rôle : il me donne envie de jouer. J'ai envie de voir des aventuriers pris dans les magouilles politiques et criminelles de Bastion et d'Hopesend. J'ai envie de les voir mener leurs expéditions pour en ramener des Arcanes toujours plus étranges tout en affrontant des créatures étranges et déformées (Numenéra sera là une parfaite source d'inspiration, aussi bien pour les objets que pour les monstres et même l'univers). La simplicité des règles qui permettent à un joueur de gérer son entreprise, son réseau et/ou son armée donnent vraiment envie d'être essayées et d'amener les personnages rapidement jusqu'à ce niveau de responsabilité sans pour autant donner de sueurs froides au meneur.

Et cet univers a sur moi un effet hypnotisant, il m'invite à l'utiliser et à l'enrichir au travers de mes parties. Avec son système minimaliste qui s'efface derrière les choix du meneur et des joueurs Into the Odd est le premier jeu issu de l'OSR qui me donne autant envie d'être meneur (ou joueur). J'y retrouve le sentiment d'étrangeté que peut procurer un jeu comme Numenéra, tout en restant beaucoup plus accessible.

En revanche c'est un jeu minimaliste : les quelques infos distillées sur 48 pages sont parvenues à stimuler mon imagination mais si je compte mener une campagne d'Into the Odd, j'aurais à fournir l'essentiel du travail. Le jeu ne fait que me donner un cadre et une direction. Ceux qui ont besoin d'un peu plus d'informations pour se sentir immerger dans un univers risquent d'être déçus.

Dernière précision, le créateur du jeu ne s'est pas arrêté là et il a commencé à travailler sur un Odd Space qui semble déjà très prometteur.